Les Monstres du Ça



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- Les monstres, John. Les monstres du Ça.

Planète Interdite, 1956

jeudi 14 mai 2015

Fiche de lecture de "Barren Metal" par Garrick Small

Le capitalisme c’est l’usure sanctionnée par l’état – Heinrich Pesch (article orignal)

Le parallèle fait par Heinrich Pesch entre capitalisme et usure sera familier à ceux qui ont lu l’œuvre du Dr. E. Michael Jones sur l’histoire du capitalisme. Pour les autres, cette affirmation est dénuée de sens étant donné que l’usure est un concept obscur et inconséquent dans le monde du marché libre. La plupart des gens a cessé de croire que l’usure est un problème, même au sein de l’Église catholique. De ce point de vue, faire le lien entre capitalisme et usure n’est pour ainsi dire pas une critique.
            Michael Hoffman[1] pensait que les forces dirigeantes de l’Église avaient cédé aux sirènes de l’usure sous les coups du modernisme, dont ce fut la première intrusion. John Noonan[2] expliqua, lui, plutôt, que l’Église avait changé d’avis sur l’usure. Michael Novak [philosophe catholique américain], dans sa première vie de catholique progressif, utilisa la croyance de Noonan pour soutenir que si l’Église pouvait sa loi morale concernant l’usure, alors elle ferait de même concernant la contraception. Plus tard, étant devenu néo-conservateur, il réduisit sa position à la conclusion que l’Église était dépassée dans plusieurs domaines de la loi morale, et qu’on ne pouvait faire confiance aux papes quant aux problèmes liés à l’économie.
            Au cours des trois décennies faisant suite à Vatican II, il apparut à nombre de personnes au sein de l’Église que les pêchés de la chair n’étaient plus des pêchés du tout. Le suivisme catholique concernant la contraception, puis l’avortement et l’homosexualité, sont parmi les preuves qui montrent que la communauté catholique ne diffère désormais plus du reste de la société quant à la révolution sexuelle. Il faut dire qu’en examinant le Nouveau Testament on trouve que peu d’attention a été portée sur les pêchés de la chair. Les cas les plus connus dans les évangiles impliquent tous deux des femmes persécutées par des hommes inflexibles et pardonnées par le Rédempteur Lui-même. L’antique loi de la lapidation pour adultère fut remplacée par le pardon et la théologie du ‘venez comme vous êtes’ qui s’épanouit en réaction à Humanae Vitae.
            Les références à l’avarice ne sont pas si rares dans le NT. De Saint Jean le Baptiste dénonçant l’exploitation dans les affaires (Luc 3), aux marchants pleurant la chute de Babylone dans l’Apocalypse de Saint Jean (Apo 18), le corpus chrétien regorge de questions quant à l’exploitation économique. L’amour de Dieu est mis au défi par l’amour de l’argent, et le premier questionnement de l’homme est où stocker cette richesse : sur Terre ou aux Cieux. Une inspection des évangiles révèle 30 cas concernant l’usage et l’abus des droits à la propriété et des liens économiques. Et c’est seulement quatre des 27 livres du NT.

Comme les pêchés de chair vers la fin du 20ème s., les pêchés du marché n’ont plus d’importance selon les principaux diffuseurs de la pensée catholique du 21ème s. Tout comme Paul VI prêchant une morale sexuelle démodée à un monde en rébellion, les annonces des papes sur les sujets économiques sont elles aussi considérées démodées de nos jours, et au-delà de leurs compétences. L’essentiel des écrits catholiques consacrés à la moralité du marché prétendent que ce dernier est un meilleur guide que les enseignements et les traditions de l’Église elle-même.
Si le marché est une bonne chose, et si l’usure n’existe pas, alors l’avènement du marché et de la finance comme forces dominantes du monde aurait dû être parsemé d’améliorations de la condition humaine sous leur hégémonie croissante. C’est histoire que Jones essaye d’explorer dans Barren Metal. Jones n’est pas un économiste, alors les économistes vont peut-être abandonner la suite à ce niveau. Cependant, les faits de l’histoire sont les faits de l’histoire. C’est l’économie est une « science » aussi positive qu’elle aime prétendre à être, alors elle ne devrait avoir aucun problème avec l’histoire, peu importe qui l’écrit.
Jones écrit l’histoire comme l’histoire de l’humanité. Ceci pose un problème à l’économiste. Pour ce dernier, l’économie s’occupe des actions des acteurs économiques individuels, rationnels, et agissant dans leur propre intérêt, c.-à-d. homo economicus. Les humains collent rarement à cette définition. De plus, les humains saignent, souffrent de la faim, ont des familles. Ils meurent. L’histoire de l’économie de Jones analyse comment les conditions économiques ont, de manière arbitraire, été la cause des joies et des souffrances humaines. Il examine également comment les facteurs non économiques, comme la religion, l’alchimie, les actions politiques ont impacté la direction du comportement économique au cours des 800 dernières années. Pour la plupart des gens, sauf peut-être les économistes, cela rend son œuvre fort intéressante à lire.
800 ans ça fait une longue histoire, et le livre s’étale sur environ 1.400 pages, réparties sur plus de 90 chapitres. Passer en revue un tel ouvrage chapitre par chapitre nécessiterait un livre en soi. Il y a un certain nombre de thèmes récurrents en revanche qui méritent que l’on s’y attarde.
L’usure est bien sûr le thème principal, et sa lutte avec le travail est dépeinte comme la dynamique centrale du capitalisme. Derrière l’usure se pose la question de l’argent. Le titre du livre, Barren Metal, fait référence à l’argument d’Aristote contre l’usure, à savoir que l’argent est par nature stérile. Saint Thomas d’Aquin de son côté n’usa pas du même argument. Jones fait bien de ne pas se perdre dans un débat sur l’usure, il joue simplement son rôle de scribe, montrant que l’usure dans les morceaux choisis de l’histoire qu’il a sélectionnés à toujours pour conséquence la misère pour les travailleurs.
Dès lors que quelqu’un, surtout un non économiste, et surtout, pire encore, un non néo-conservateur, mentionne la misère des travailleurs, les alarmes commencent à sonner : l’homme doit être un socialiste. Il doit être un Marxiste caché. Jones n’améliore pas les choses en commençant son livre par un chapitre décrivant une révolte de travailleurs au 14ème s…
            Marx était en faveur de l’usure. Das Kapital contient un argument en défense de la charge d’un intérêt sur les prêts d’argent…Pour Marx, et tous les marxistes auxquels j’ai posé la question, les banques et l’intérêt ne sont pas un problème. Le mal absolu c’est la possession du capital productif. Jones échoue à tomber dans le rang des marxistes sur ce point. En comparaison, Michael Novak pourrait être marxiste, du moins si l’on se fie à sa vision de l’usure.
            L’Église a toujours défendu les pauvres, surtout là où l’injustice règne, mais elle s’est également toujours opposée au socialisme. Jones marche sur ces traces-là.
            Contrairement à Marx et Novak, Jones croit que l’usure existe, et que c’est même l’essence du système capitaliste. Pour ceux qui sont intéressés par ces choses-là, vous pouvez lire les questions 66, 77 et 78 de la Somme Théologique de Saint Thomas d’Aquin. Elles ont trait aux principes moraux sous-jacents à la propriété privée, la justesse des prix et l’usure, tous thèmes occultés par la pensée économique capitaliste. Un peu de réflexion permet de comprendre que des loyers excessifs, des prix mal ajustés dus aux déséquilibres des forces du marché, et la composante sans risque de l’intérêt sur prêts d’argent sont autant de situations où des personnes obtiennent un gain de quelque chose qu’ils ne possèdent pas. Jones ne s’étend pas sur le sujet mais en épouse la conclusion…
            Jones condamne l’abus de la propriété privée des terres dans le chapitre 72 sur la famine en Irlande dans les années 1840. Amartya Sen[3] a gagné le prix Nobel d’économie pour avoir montré que toutes les famines du dernier siècle et demi étaient similaires à celle d’Irlande. Elles ont toutes eu lieu dans des endroits qui ne cessèrent jamais d’exporter de la nourriture, quand bien même un grand nombre d’autochtones mouraient de faim.
            …Certains des rouages qui ont permis ce désastre étaient la popularité de La Richesse des Nations d’Adam Smith ainsi que l’idéologie économique des Lumières britanniques. Sen élabore sur les wagons entiers de nourriture qui furent détournées des régions du Bengale connaissant la famine dans l’espoir que « le marché résoudrait cela. » Jones raconte comment les troupes britanniques furent envoyées pour protéger les bateaux transportant le grain hors d’Irlande des irlandais affamés, tout ça pour la protection de la propriété privée.
L’Église a toujours pensé que la propriété devait être détenue en privé et utilisée en publique. Les propriétaires terriens anglais ont fait fi de la deuxième partie, le socialisme, de la première. Le communisme, qui n’est qu’un capitalisme dans lequel c’est l’état qui possède tout, utilise la plupart des ressorts que l’on attribue à son contraire. Les communistes se servent de la propagande four faire accepter aux masses de bas salaires. Le capitalisme se sert du marketing. Le communisme est moins efficace que le capitalisme, mais les membres de la nomenklatura vivent plus comme les pontes capitalistes que comme leurs propres camarades. Les mauvais communistes ont de l’argent sans valeur, les bons capitalistes de l’inflation. Les mauvais communistes se servaient de leur idéologie pour faire travailler hommes et femmes indifféremment, de longues heures, pour un maigre salaire, les capitalistes font de même sous le prétexte du « marché. »
            …Les libertaires abhorrent le gouvernement mais « oublient » le fait que le capitalisme a besoin du support d’un régime législatif. C’est-à-dire, il a besoin d’un gouvernement fort. Le paradoxe d’un gouvernement fort mettant en place un régime de laissez-faire a dominé la scène politique anglaise pendant la quasi-totalité de l’existence du capitalisme. Aux USA, il est facile d’oublier qu’en Angleterre, ‘libéral’ signifie conservateur. [C’est souvent le contraire aux USA ou ‘libéral’ est associé aux démocrates, le parti de « gauche » si on peut dire]
            Les libéraux des deux bords ont donc besoin d’un gouvernement fort pour être sûrs de pouvoir profiter de leur type de liberté favori ; ceux de gauche pour les nourrir, ceux de droite pour se nourrir sur les plus pauvres, ce qu’on a vu avec la famine en Irlande.
            La dimension économique de la révolution française avait elle aussi à voir avec les terres. L’ancienne structure politique féodale se servait des terres comme base à la fois du pouvoir politique et de l’organisation économique. Abattre le gouvernement c’était voler les terres féodales. Le chapitre 49 fait la liaison avec la classe bourgeoise émergente qui, sous le couvert de la franc-maçonnerie, usa du pouvoir capitaliste pour saper l’ordre ancien.
            …Le capitalisme est l’évitement systématique du juste prix […]
            Samuelson[4] a montré que le prix d’un bien fixé par un marché parfait est celui du coût pour le fournir. Wilhelm von Ketteler[5] non seulement était d’accord mais nota aussi que c’était le prix juste. Mais le marché libre n’est pas le marché parfait. Obtenir des prix parfaits ne requière pas un marché parfait, juste la volonté morale de ne pas 'surfacturer.' C’est cela dont le capitalisme s’éloigne, et c’est pourquoi les bas salaires et les prix élevés sont le fardeau du citoyen moyen tout au long de l’existence du capitalisme.
            Ce fait moral, apparent à tout le monde, est occulté par les économistes qui ont appris que le comportement humain dans ce domaine est comme une science physique, ou de la chimie, et ne mérite pas qu’on s’attarde sur l’aspect moral…La souffrance de l’homme moyen est invisible à la théorie économique car homo economicus n’est pas celui qui souffre, c’est l’homme réel. La théorie économique classique présuppose que cela ne dérange pas les travailleurs que leurs salaires soient baissés, et des ouvriers mourant de faim ne fait partie que d’un réajustement. Malthus disait autant et il avait beaucoup d’adeptes…Jones lui s’attache aux vrais gens.
            Adam Smith est décrit comme  orphelin de père, se mouvant dans une foule orpheline de père…Les études de caractère de Jones sont superbes et pertinentes. Apprendre la psychologie d’un homme permet de comprendre pourquoi il pense ce qu’il pense, surtout quand il rejette ce qui est évident. C’est un trait de la grande littérature, plonger comme cela dans les profondeurs de la condition humaine et explorer ses manifestations faites chair, surtout l’action sociale. Barren metal est de la grande littérature.

            …Aristote nota que l’argent était la seule chose que l’homme désirait sans limite car c’est la seule chose qui ne satisfait aucun besoin naturel. En fait il y en a une autre, et l’autre chose, c’est Dieu. Mais Dieu complète l’homme à travers la grâce, et l’homme répond en désirant se conformer encore plus à Dieu. En comparaison, l’argent semble être le serviteur de l’homme, alors qu’il en est plus souvent le maître…
Cette perspective théologique n’est pas exploitée par Jones. Elle est plus souvent implicite. La plupart de ses portraits illustre la soif de l’homme pour Dieu mais dans le sens inverse. Ils montrent la corruption qui résulte d’une vie passée loin de Dieu…

[…]

          Derrière ces mécanismes de création monétaire se profile l’usure, donnant l’illusion de pouvoir obtenir quelque chose à partir de rien. C’est soit une illusion, soit du vol. La plupart des illusions sont simplement des vols opérés sur le futur, et les victimes sont le plus souvent celles qui ne peuvent se le permettre. C’est la logique essentielle du capitalisme : de l’usure sanctionnée par l’état…Keynes comprit les défauts du standard or et anticipa avec précision sa fin. Il savait qu’une économie devait être gérée, mais en tant « qu’immoraliste » auto-proclamé, il niait à l’économie son fondement dans la loi morale. L’effondrement du keynésianisme dans les années 1970 permit aux capitalistes de revenir au laissez-faire, sous la direction de Milton Friedman, Paul Volcker, Margaret Thatcher, et Ronald Reagan…
            […] Alors que Jones a démontré avec Barren Metal que l’usure est la dynamique du capitalisme, on peut se tourner vers Carl Zimmerman[6] pour conclure qu’elle est le pêché à la fin de l’histoire, ou tout du moins la fin de l’histoire de l’occident.

Garrick Small enseigne l’économie à l’université du Queensland, en Australie.


[1] Hoffman, M., Usury in Christendom, 2010.
[2] Noonan, J.T., The Scholastic Analysis of Usury, 1957, Cambridge: Harvard University.
[3] Sen, A.K., Poverty and Famines: An Essay on Entitlement and Deprivation, 1981, Oxford, England: Oxford University Press, 257 p.
[4] [4] Samuelson, P.A., Economics, 2nd Australian ed. 1975, Sydney: McGraw Hill.
[5] [5] Ketteler, W.E.F.v., Die Arbeiterfrage und das Christenthum, 1890, Mainz: Verlag von Franz Kirchheim.
[6] Zimmerman, C.C., Family and Civilization, 1947, New York: Harper.