Les Monstres du Ça



- Les Krell ont oublié une chose.
- Oui, quoi?
- Les monstres, John. Les monstres du Ça.

Planète Interdite, 1956

dimanche 13 septembre 2015

Comment le programme de guerre doctrinale de la CIA a transformé l’Église Catholique II


http://www.culturewars.com

Yost [Charles Yost, ambassadeur US dans plusieurs pays] commenta dans une interview de 1978 que les changements dans l’administration présidentielle  n’affectaient pas la politique étrangère des US. Pris de court par la réponse de Yost, l’interviewer lui demanda alors, « Mais n’avez-vous pas noté, avec le passage du temps, un quelconque changement dans les prémices fondamentales derrière la politique étrangère ? » Yost répondit,  « Non, non, je ne pense pas. En fait, mon expérience a été qu’il y a toujours beaucoup moins de changements que promis lors des campagnes électorales. Quand la nouvelle administration arrive elle a une relativement faible marge de manœuvre sur les sujets de cette nature. »
En Avril 1953, Henry Luce [créateur des journaux Time, Life, Fortune…] prit sur lui de faire appliquer la stratégie de Guerre Froide américaine en Europe en faisant nommer sa femme, Clare, ambassadeur US en Italie. Au cours de la Guerre Froide, le but de la politique étrangère US était de répandre l’idéologie américaine. Le boulot de Clare était de répandre cette idéologie en transformant l’économie italienne, et également à travers la réingénierie sociale de la société italienne, et de l’Église Catholique, en sorte que les deux en viennent à ressembler à l’Amérique. p. 339

D’après NSC 5411, l’ambassadeur était chargé d’empêcher l’Italie de « tomber sous la coupe du parti communiste italien ou de l’actuel parti socialiste italien…D’empêcher l’Italie de tomber sous la coupe des groupes néo-fascistes…[et de] Continuer à se servir des moyens politiques américains et, quand estimé pratique et approprié, de l’aide économique et militaire. » Pendant son mandat d’ambassadeur, Clare avait carte blanche pour se mêler des affaires domestiques italiennes et pour refaire l’Italie à l’image de l’Amérique avec la coopération totale de la communauté du renseignement US et autres élites américaines. Cela impliquait d’enseigner aux Italiens à conduire des opérations psychologiques contre les communistes par eux-mêmes via un projet ayant pour nom de code « Démagnétiser » [Demagnetize], plus tard renommé « Clydesdale. » Avec « Démagnétiser, » le gouvernement italien était « encouragé…à lancer une offensive politique et psychologique » contre le parti communiste. p. 345

Les presbytériens s’évertuaient depuis longtemps à soumettre les catholiques. Sous le roi George II, les presbytériens collaborèrent avec les Anglais pour éradiquer la présence catholique en Écosse, en particulier dans les Highlands, et d’établir à sa place une loyauté au Protestantisme, à la théorie et aux pratiques anglaises dans les domaines du commerce et de l’industrie, et à la langue anglaise. Après que cette forme précoce d’ingénierie sociale se fut révélé un succès dans les Highlands, elle fut introduite dans le pourtour méditerranéen et en Amérique du nord.
Sydney Ahlstrom, historien à Harvard, affirma que « l’héritage religieux de trois-quarts de la population américaine en 1776 » était la tradition réformée, en d’autres termes le calvinisme ou presbytérianisme, qui voyait le catholicisme ou « papisme » comme le moyen pour Satan d’établir la tyrannie, la persécution, et le « gouvernement arbitraire » sur Terre. p. 373

PSB D-33, le document top secret du gouvernement autorisant la guerre doctrinale et confiant à la CIA un certain nombre de tâches comme nous l’avons vu, dont l’une, et pas des moindres, consistant à infiltrer ses agents au sein « d’associations et d’organisations étrangères ayant un potentiel doctrinal ‘journaux, universités, etc…) afin d’influencer leurs actions et leurs productions. » Les agents de la CIA devaient alors « créer, lorsque recommandé, des mouvements déviationnistes destinés à scinder des organisations promulguant des idéologies hostiles, dans la mesure où ces mouvements ne se développeraient pas au point de menacer la sécurité des États-Unis. » La CIA était également censée « exploiter des divergences locales, des hérésies ou des différends sur les politiques menées au sein de systèmes d’opposition. »
La Proposition Américaine de Luce faisait partie intégrante de la guerre doctrinale qui était menée contre l’Église Catholique. Écrite en très grande partie par Murray, la Proposition Américaine promouvait des idées compatibles avec le protestantisme, le calvinisme, et le presbytérianisme en particulier, rappelant l’idéologie de Thomas Paine, et parfaitement en accord avec la philosophie politique de Locke. Galvanisé par la victoire de l’Amérique sur le fascisme et engagé dans une lutte tout aussi sérieuse avec l’Union Soviétique, Luce offrit la Proposition Américaine comme la formule magique de l’Amérique qui pourrait faire naître une société bonne et prospère dans chaque pays du monde où elle serait mise en place.  En proposant la Proposition Américaine, Luce établit un standard moral par lequel chaque société du monde devait être évaluée. Ce n’est pas une coïncidence que Luce ait délivré son discours sur la Proposition Américaine à Rome car Luce, avec l’aide de Murray, voulait se servir de l’Église Catholique pour disséminer son message aux sociétés « libres »  afin que ces sociétés se remodèlent à l’image de l’Amérique, transformant ainsi l’Église en une force missionnaire pour l’Amérique et non pour le Christ. p. 374

Luce se mit à emprunter au discours de Lincoln de novembre 1863 à Gettysburg, au cours duquel Lincoln a prononcé cette fameuse phrase « Il y a de cela 87 ans nos pères ont fait naître sur ce continent une nouvelle nation, conçue par la liberté, et dévouée à la proposition selon laquelle tous les hommes sont créés égaux. » Luce mit l’accent sur ce mot : « Les États-Unis sont une nation qui dépend pour son existence d’une proposition et c’est le fait unique qui distingue les États-Unis. L’Amérique et son entité politique, les États-Unis, furent fondées sur une idéologie. p. 377

Une fois que les sociétés ciblées acceptaient la Proposition Américaine comme vraie, et la philosophie socio-politique américaine comme bonne en principe, alors ces sociétés subissaient une réorganisation ou réingénierie qui marginalisait les valeurs spirituelles et permettait l’élévation du matérialisme. Cela était rendu possible par la relégation de la religion à la sphère privée et son interdiction de conseiller les politiques de l’état. […] L’acceptation de la Proposition Américaine amena la création de l’environnement social et politique adéquat pour le capital et les investissements américains dans des sociétés entières à travers le monde. Cela était dû au fait que la Proposition Américaine comme la constitution US, l’idéologie US, et le libéralisme en général, établissait une économie politique à travers laquelle les sociétés étaient ordonnées ou réordonnées. p. 380

La Proposition Américaine dans sa totalité a été parfaitement illustrée par Fortune dans cette formule : « La Proposition Américaine consiste en un mot, une tendance, et une méthode. Le mot est liberté. La tendance et l’égalité. La méthode est le constitutionnalisme. » p. 381

samedi 12 septembre 2015

Comment le programme de guerre doctrinale de la CIA a transformé l’Église Catholique I


John Courtney Murray, Time/Life, et la Proposition Américaine

Comment le programme de guerre doctrinale de la CIA a transformé l’Église Catholique


David Wemhoff

[Ce livre traite notamment des débats qui ont eu lieu après la seconde guerre mondiale, principalement aux États-Unis, pour établir de manière définitive la séparation de l’Église et de l'état. D'un côté on a les américanistes (catholiques pour certains d'entre eux, mais dont l'objectif était de donner la précédence à leur pays plutôt qu'à l’Église) menés par Murray, SJ et Gustave Weigel, et aidés par Henry Luce et la CIA. De l'autre on a Fr. Connell, Msgr. Fenton, Msgr. George Shea, le cardinal Ottaviani...]

L’idée selon laquelle le rôle de l’Amérique était d’être l’enseignant de l’Église était connue sous le nom d’américanisme. Elle avait été condamnée par le Pape Léon XIII en 1899, mais elle a perduré et est devenue plus forte et plus présente. p. 77

[Sur les raisons de la conversion de Clare Boothe Luce au catholicisme]. Le communisme blâmait le capitalisme pour tous les problèmes. Pourtant le communisme amena la misère non seulement en « Russie, mais aussi en Pologne, dans les Balkans, en Yougoslavie et en Chine. »
L’explication du communisme de la condition humaine échouait parce que « il existe bien trop de souffrances humaines qui ne trouvent pas leur source dans des causes économiques ou politiques » Le communisme ne pouvait pas « résoudre tous les problèmes de la vie, » et les communistes ne pouvaient « pas prétendre résoudre le problème de la mort. » La notion de responsabilité personnelle échappait aux marxistes tout comme aux freudiens. La responsabilité personnelle nécessite que l’homme fasse face « à ce qu’ils détestent confesser : que la plupart de leur problèmes sont des problèmes moraux ; qu’ils pèchent et sont responsables de leurs péchés devant la société et devant Dieu. » p. 79

L’américanisme a commencé comme une bataille entre les immigrés Allemands et Irlandais sur la relation adéquate entre l’Église et l’état, au cœur de laquelle était le conflit sur la politique économique idoine devant ordonner une société. p. 83

Murray débute en étant critique vis-à-vis des États-Unis
Dans un article paru en 1932, Murray [un jésuite] discutait de la situation au 16ème s., notant que la « menace protestante » évoquait « un lamentable manque d’unité en ce qui concerne la méthode adéquate » de s’en occuper. Huit ans plus tard, Murray avait des mots encore plus sévères pour l’Amérique, dans une série de conférences qu’il donna à l’Université St Joseph. « Notre première question doit être, » commença-t-il :

quel est le problème actuel auquel nous faisons face aujourd’hui en Amérique ? Que devons-nous faire ? Il semblerait que notre culture américaine, comme elle existe, est en réalité la quintessence de tout ce qui est décadent dans la culture du monde chrétien occidental. Il semblerait qu’elle est érigée sur le triple déni qui a corrompu la culture occidentale à ses fondations,  le déni d’une réalité métaphysique, de la primauté du spirituel sur le matériel, du social sur l’individu. Ainsi, considérant le fait que la culture américaine est bâtie sur la négation de tout ce que défend le christianisme, il semblerait que la première étape pour la construction d’une culture chrétienne devrait être la destruction de celle existante. En présence d’un Frankenstein, on ne se saisit pas d’eau baptismale, mais d’un gourdin.

Murray conclut en disant que l’Amérique avait succombé à la tentation de faire « ‘de l’individu …une fin en soi’…à tel point que c’en est blasphématoire. »  La culture américaine est basée sur :
           
un matérialisme profond…orienté presque entièrement sur des sujets et choses des sens. Elle a eu, en fait, un idéal dominant : la conquête du monde matériel, avec l’aide de la science, une conquête qui faisait une seule promesse : une vie plus abondante pour les hommes et femmes ordinaires, l’abondance étant au final un simple confort physique. Elle produit un produit typique : l’‘homo oeconomicus,’l’homme d’affaire, dans un costume, qui rêve d’un paradis qui serait une terre où il n’y aurait pas de pertes financières. Cette culture a donné aux citoyens tout pour vivre, et rien pour lequel mourir…elle a gagné un continent et perdu son âme. p. 128-129

[Murray est devenu, dans les années qui ont suivi, un des principaux partisans et défenseurs de l’américanisme.]

Dans un document présenté en 1937, le théologien d’Harvard, professeur J. Seelye Bixler, expliqua que « le véritable sujet [~de l’américanisme] est ‘Quelle est ma place par rapport à la volonté de Dieu révélée à travers le Christ ?’, pas, comme les Américains le mettraient, ‘Quelle est la place de Dieu par rapport à mes valeurs ?’ » p. 216

La démocratie est ce à quoi l’on a droit chaque fois que l’on perd une guerre. p. 223

Après leur conquête de l’Allemagne en 1945, les Américains mirent en place une organisation pour superviser la reconstruction et la réingénierie de la société. À l’aide d’une intense manipulation psychologique, la société Allemande subit de profonds changements. Les Américains étaient tellement impressionnés par les résultats de l’ingénierie sociale en Allemagne qu’ils décidèrent d’étendre la portée de leurs opérations pour inclure leurs « amis » Catholiques. Au début des années 1950, le gouvernement US étendit « le cœur même de la guerre psychologique » pour inclure un programme de guerre doctrinale qui était conçu pour inculquer aux intellectuels de diverses sociétés du monde l’idée selon laquelle l’Amérique était bonne, voire même l’idéal, et que les idées américaines quant aux problèmes et à l’organisation socio-politico-économiques étaient justes. En plus de cibler l’Europe de l’ouest et l’Amérique Latine, le bras de la guerre doctrinale récemment créé par l’establishment de la guerre psychologique américaine cibla les principales religions du monde. p. 278

Professeur catholique et issu d’une riche famille, Edward P. Lilly créa un programme de guerre doctrinale, ou idéologique, qui était destiné à infiltrer le christianisme, l’hindouisme, le bouddhisme, et l’islam, et à promouvoir le message que l’Amérique était bonne et son idéologie en accord avec les principes des principales religions du monde. p. 279

Lilly finit le document top secret intitulé « Le Développement des Opérations Psychologiques Américaines 1945-1951 » le 19 décembre 1951. Un document assez court (95 pages) étant donné qu’il avait compilé des historiques des efforts et organisations des services de renseignement US de 400, 800, et 1400 pages en longueur, ce document présenté une vue générale de comment les opérations psychologiques américaines furent développées après la 2ème GM et comment elles furent intégrées à la Guerre Froide. Le travail était important pour plusieurs raisons, surtout parce qu’il révélait l’influence du secteur privé dans le développement de la guerre psychologique. Il révélait aussi l’étroite collaboration entre le gouvernement US et le secteur privé (surtout les infos, les médias, et le divertissement) dans la conduite de la guerre psychologique. p. 281

Une fois la guerre doctrinale définie comme « l’effort consciemment planifié pour mettre cette élite [gens hauts placés en général dans un pays donné] en contact avec du matériel stimulant la pensée qui interprétera les idéologies environnementales de cette élite en un motif qui préparera ces intellectuels à accepter une idéologie favorable à, ou prédisposant ces élites vers, l’idéologie des planificateurs de la guerre doctrinale, » il était clair que les Catholiques pouvaient tout aussi bien être la cible que les communistes. C’était d’autant plus vrai que le panel était d’accord sur le fait que la « cible de la guerre idéologique est l’esprit développé, engagé dans l’élaboration de concepts et dans des rationalisations et capable de projeter celles-ci sur les autres » et que les systèmes doctrinaux étaient un « corps inter-relié d’idées…qui explique les divers aspects de la vie, justifie un type particulier de croyance et de structure sociales, et fournit un ensemble de principes pour les aspirations humaines. » p. 301

Les objectifs fondamentaux du programme doctrinal furent explicités dans le paragraphe 1 du document PSB D-33. Tout d’abord, le programme chercherait à mettre à disposition des « écrits permanents » et favoriser « les mouvements intellectuels à long terme, qui attireront les intellectuels, y compris les spécialistes et les groupes formant l’opinion, à : 1) casser les pensées doctrinaires de portée mondiale qui ont fourni une base intellectuelle au communisme ainsi que d’autres doctrines hostiles aux objectifs de l’Amérique et du monde libre ; » et « 2) favoriser une compréhension à l’échelle mondiale et une acceptation positive des traditions et points de vue de l’Amérique et du monde libre. » p. 304

La guerre psychologique facilita « un changement social bien plus large, un changement à travers lequel la culture consumériste moderne déplaça les normes sociales existantes, » ce qui voulait dire que les sociétés étaient refaites avec une orientation matérialiste, à l’image de l’Amérique. p. 308

Le Dr. Heiling expliqua les effets que l’ingénierie sociale produisait sur ses proches et ses amis, qui étaient dépeints comme « rien d’autre que de bons et dévoués catholiques » :

ils affichaient tous rien moins que du mépris et une méfiance absolue envers les soi-disant ‘libérateurs alliés’ (libérateurs de quoi ? – de leur propriété, de leurs biens, de leurs droits saints et sacrés – )…Où que j’allas – et je parlai avec des gens intelligents de de toutes les classes – tous me disaient qu’ils avaient plus foi en Staline, qui au moins ne prétendait pas, qu’en ces hypocrites d’alliés occidentaux qui craignent une Allemagne unie et prospère simplement du fait de leur mauvaise conscience…Ces hypocrites et dégénérés veulent nous rééduquer, mais nous n’avons pas besoin de leur stupide éducation. Nous sommes un peuple ordonné, très discipliné t cultivé et avons plus d’éducation qu’ils n’en ont jamais eue et ils pourraient apprendre beaucoup de nous…Les Américains ne nous ont rien montré, ils ont seulement sapé le moral des Allemands. Ils parlent de démocratie mais ils n’affichent pas de démocratie dans leurs propres actions. p. 311

La CIA devait  « développer des activités qui ne lui étaient pas attribuables et qui…soutiennent, exploitent, promeuvent des groupes politiques, économiques, religieux, et autres, tel que les femmes, les syndicats, la jeunesse, les vétérans, etc., qui travaillent vers des objectifs pré approuvés, en particulier celui de l’identification maximale des intérêts allemands avec ceux de la Communauté Européenne. p. 312

jeudi 14 mai 2015

Fiche de lecture de "Barren Metal" par Garrick Small

Le capitalisme c’est l’usure sanctionnée par l’état – Heinrich Pesch (article orignal)

Le parallèle fait par Heinrich Pesch entre capitalisme et usure sera familier à ceux qui ont lu l’œuvre du Dr. E. Michael Jones sur l’histoire du capitalisme. Pour les autres, cette affirmation est dénuée de sens étant donné que l’usure est un concept obscur et inconséquent dans le monde du marché libre. La plupart des gens a cessé de croire que l’usure est un problème, même au sein de l’Église catholique. De ce point de vue, faire le lien entre capitalisme et usure n’est pour ainsi dire pas une critique.
            Michael Hoffman[1] pensait que les forces dirigeantes de l’Église avaient cédé aux sirènes de l’usure sous les coups du modernisme, dont ce fut la première intrusion. John Noonan[2] expliqua, lui, plutôt, que l’Église avait changé d’avis sur l’usure. Michael Novak [philosophe catholique américain], dans sa première vie de catholique progressif, utilisa la croyance de Noonan pour soutenir que si l’Église pouvait sa loi morale concernant l’usure, alors elle ferait de même concernant la contraception. Plus tard, étant devenu néo-conservateur, il réduisit sa position à la conclusion que l’Église était dépassée dans plusieurs domaines de la loi morale, et qu’on ne pouvait faire confiance aux papes quant aux problèmes liés à l’économie.
            Au cours des trois décennies faisant suite à Vatican II, il apparut à nombre de personnes au sein de l’Église que les pêchés de la chair n’étaient plus des pêchés du tout. Le suivisme catholique concernant la contraception, puis l’avortement et l’homosexualité, sont parmi les preuves qui montrent que la communauté catholique ne diffère désormais plus du reste de la société quant à la révolution sexuelle. Il faut dire qu’en examinant le Nouveau Testament on trouve que peu d’attention a été portée sur les pêchés de la chair. Les cas les plus connus dans les évangiles impliquent tous deux des femmes persécutées par des hommes inflexibles et pardonnées par le Rédempteur Lui-même. L’antique loi de la lapidation pour adultère fut remplacée par le pardon et la théologie du ‘venez comme vous êtes’ qui s’épanouit en réaction à Humanae Vitae.
            Les références à l’avarice ne sont pas si rares dans le NT. De Saint Jean le Baptiste dénonçant l’exploitation dans les affaires (Luc 3), aux marchants pleurant la chute de Babylone dans l’Apocalypse de Saint Jean (Apo 18), le corpus chrétien regorge de questions quant à l’exploitation économique. L’amour de Dieu est mis au défi par l’amour de l’argent, et le premier questionnement de l’homme est où stocker cette richesse : sur Terre ou aux Cieux. Une inspection des évangiles révèle 30 cas concernant l’usage et l’abus des droits à la propriété et des liens économiques. Et c’est seulement quatre des 27 livres du NT.

Comme les pêchés de chair vers la fin du 20ème s., les pêchés du marché n’ont plus d’importance selon les principaux diffuseurs de la pensée catholique du 21ème s. Tout comme Paul VI prêchant une morale sexuelle démodée à un monde en rébellion, les annonces des papes sur les sujets économiques sont elles aussi considérées démodées de nos jours, et au-delà de leurs compétences. L’essentiel des écrits catholiques consacrés à la moralité du marché prétendent que ce dernier est un meilleur guide que les enseignements et les traditions de l’Église elle-même.
Si le marché est une bonne chose, et si l’usure n’existe pas, alors l’avènement du marché et de la finance comme forces dominantes du monde aurait dû être parsemé d’améliorations de la condition humaine sous leur hégémonie croissante. C’est histoire que Jones essaye d’explorer dans Barren Metal. Jones n’est pas un économiste, alors les économistes vont peut-être abandonner la suite à ce niveau. Cependant, les faits de l’histoire sont les faits de l’histoire. C’est l’économie est une « science » aussi positive qu’elle aime prétendre à être, alors elle ne devrait avoir aucun problème avec l’histoire, peu importe qui l’écrit.
Jones écrit l’histoire comme l’histoire de l’humanité. Ceci pose un problème à l’économiste. Pour ce dernier, l’économie s’occupe des actions des acteurs économiques individuels, rationnels, et agissant dans leur propre intérêt, c.-à-d. homo economicus. Les humains collent rarement à cette définition. De plus, les humains saignent, souffrent de la faim, ont des familles. Ils meurent. L’histoire de l’économie de Jones analyse comment les conditions économiques ont, de manière arbitraire, été la cause des joies et des souffrances humaines. Il examine également comment les facteurs non économiques, comme la religion, l’alchimie, les actions politiques ont impacté la direction du comportement économique au cours des 800 dernières années. Pour la plupart des gens, sauf peut-être les économistes, cela rend son œuvre fort intéressante à lire.
800 ans ça fait une longue histoire, et le livre s’étale sur environ 1.400 pages, réparties sur plus de 90 chapitres. Passer en revue un tel ouvrage chapitre par chapitre nécessiterait un livre en soi. Il y a un certain nombre de thèmes récurrents en revanche qui méritent que l’on s’y attarde.
L’usure est bien sûr le thème principal, et sa lutte avec le travail est dépeinte comme la dynamique centrale du capitalisme. Derrière l’usure se pose la question de l’argent. Le titre du livre, Barren Metal, fait référence à l’argument d’Aristote contre l’usure, à savoir que l’argent est par nature stérile. Saint Thomas d’Aquin de son côté n’usa pas du même argument. Jones fait bien de ne pas se perdre dans un débat sur l’usure, il joue simplement son rôle de scribe, montrant que l’usure dans les morceaux choisis de l’histoire qu’il a sélectionnés à toujours pour conséquence la misère pour les travailleurs.
Dès lors que quelqu’un, surtout un non économiste, et surtout, pire encore, un non néo-conservateur, mentionne la misère des travailleurs, les alarmes commencent à sonner : l’homme doit être un socialiste. Il doit être un Marxiste caché. Jones n’améliore pas les choses en commençant son livre par un chapitre décrivant une révolte de travailleurs au 14ème s…
            Marx était en faveur de l’usure. Das Kapital contient un argument en défense de la charge d’un intérêt sur les prêts d’argent…Pour Marx, et tous les marxistes auxquels j’ai posé la question, les banques et l’intérêt ne sont pas un problème. Le mal absolu c’est la possession du capital productif. Jones échoue à tomber dans le rang des marxistes sur ce point. En comparaison, Michael Novak pourrait être marxiste, du moins si l’on se fie à sa vision de l’usure.
            L’Église a toujours défendu les pauvres, surtout là où l’injustice règne, mais elle s’est également toujours opposée au socialisme. Jones marche sur ces traces-là.
            Contrairement à Marx et Novak, Jones croit que l’usure existe, et que c’est même l’essence du système capitaliste. Pour ceux qui sont intéressés par ces choses-là, vous pouvez lire les questions 66, 77 et 78 de la Somme Théologique de Saint Thomas d’Aquin. Elles ont trait aux principes moraux sous-jacents à la propriété privée, la justesse des prix et l’usure, tous thèmes occultés par la pensée économique capitaliste. Un peu de réflexion permet de comprendre que des loyers excessifs, des prix mal ajustés dus aux déséquilibres des forces du marché, et la composante sans risque de l’intérêt sur prêts d’argent sont autant de situations où des personnes obtiennent un gain de quelque chose qu’ils ne possèdent pas. Jones ne s’étend pas sur le sujet mais en épouse la conclusion…
            Jones condamne l’abus de la propriété privée des terres dans le chapitre 72 sur la famine en Irlande dans les années 1840. Amartya Sen[3] a gagné le prix Nobel d’économie pour avoir montré que toutes les famines du dernier siècle et demi étaient similaires à celle d’Irlande. Elles ont toutes eu lieu dans des endroits qui ne cessèrent jamais d’exporter de la nourriture, quand bien même un grand nombre d’autochtones mouraient de faim.
            …Certains des rouages qui ont permis ce désastre étaient la popularité de La Richesse des Nations d’Adam Smith ainsi que l’idéologie économique des Lumières britanniques. Sen élabore sur les wagons entiers de nourriture qui furent détournées des régions du Bengale connaissant la famine dans l’espoir que « le marché résoudrait cela. » Jones raconte comment les troupes britanniques furent envoyées pour protéger les bateaux transportant le grain hors d’Irlande des irlandais affamés, tout ça pour la protection de la propriété privée.
L’Église a toujours pensé que la propriété devait être détenue en privé et utilisée en publique. Les propriétaires terriens anglais ont fait fi de la deuxième partie, le socialisme, de la première. Le communisme, qui n’est qu’un capitalisme dans lequel c’est l’état qui possède tout, utilise la plupart des ressorts que l’on attribue à son contraire. Les communistes se servent de la propagande four faire accepter aux masses de bas salaires. Le capitalisme se sert du marketing. Le communisme est moins efficace que le capitalisme, mais les membres de la nomenklatura vivent plus comme les pontes capitalistes que comme leurs propres camarades. Les mauvais communistes ont de l’argent sans valeur, les bons capitalistes de l’inflation. Les mauvais communistes se servaient de leur idéologie pour faire travailler hommes et femmes indifféremment, de longues heures, pour un maigre salaire, les capitalistes font de même sous le prétexte du « marché. »
            …Les libertaires abhorrent le gouvernement mais « oublient » le fait que le capitalisme a besoin du support d’un régime législatif. C’est-à-dire, il a besoin d’un gouvernement fort. Le paradoxe d’un gouvernement fort mettant en place un régime de laissez-faire a dominé la scène politique anglaise pendant la quasi-totalité de l’existence du capitalisme. Aux USA, il est facile d’oublier qu’en Angleterre, ‘libéral’ signifie conservateur. [C’est souvent le contraire aux USA ou ‘libéral’ est associé aux démocrates, le parti de « gauche » si on peut dire]
            Les libéraux des deux bords ont donc besoin d’un gouvernement fort pour être sûrs de pouvoir profiter de leur type de liberté favori ; ceux de gauche pour les nourrir, ceux de droite pour se nourrir sur les plus pauvres, ce qu’on a vu avec la famine en Irlande.
            La dimension économique de la révolution française avait elle aussi à voir avec les terres. L’ancienne structure politique féodale se servait des terres comme base à la fois du pouvoir politique et de l’organisation économique. Abattre le gouvernement c’était voler les terres féodales. Le chapitre 49 fait la liaison avec la classe bourgeoise émergente qui, sous le couvert de la franc-maçonnerie, usa du pouvoir capitaliste pour saper l’ordre ancien.
            …Le capitalisme est l’évitement systématique du juste prix […]
            Samuelson[4] a montré que le prix d’un bien fixé par un marché parfait est celui du coût pour le fournir. Wilhelm von Ketteler[5] non seulement était d’accord mais nota aussi que c’était le prix juste. Mais le marché libre n’est pas le marché parfait. Obtenir des prix parfaits ne requière pas un marché parfait, juste la volonté morale de ne pas 'surfacturer.' C’est cela dont le capitalisme s’éloigne, et c’est pourquoi les bas salaires et les prix élevés sont le fardeau du citoyen moyen tout au long de l’existence du capitalisme.
            Ce fait moral, apparent à tout le monde, est occulté par les économistes qui ont appris que le comportement humain dans ce domaine est comme une science physique, ou de la chimie, et ne mérite pas qu’on s’attarde sur l’aspect moral…La souffrance de l’homme moyen est invisible à la théorie économique car homo economicus n’est pas celui qui souffre, c’est l’homme réel. La théorie économique classique présuppose que cela ne dérange pas les travailleurs que leurs salaires soient baissés, et des ouvriers mourant de faim ne fait partie que d’un réajustement. Malthus disait autant et il avait beaucoup d’adeptes…Jones lui s’attache aux vrais gens.
            Adam Smith est décrit comme  orphelin de père, se mouvant dans une foule orpheline de père…Les études de caractère de Jones sont superbes et pertinentes. Apprendre la psychologie d’un homme permet de comprendre pourquoi il pense ce qu’il pense, surtout quand il rejette ce qui est évident. C’est un trait de la grande littérature, plonger comme cela dans les profondeurs de la condition humaine et explorer ses manifestations faites chair, surtout l’action sociale. Barren metal est de la grande littérature.

            …Aristote nota que l’argent était la seule chose que l’homme désirait sans limite car c’est la seule chose qui ne satisfait aucun besoin naturel. En fait il y en a une autre, et l’autre chose, c’est Dieu. Mais Dieu complète l’homme à travers la grâce, et l’homme répond en désirant se conformer encore plus à Dieu. En comparaison, l’argent semble être le serviteur de l’homme, alors qu’il en est plus souvent le maître…
Cette perspective théologique n’est pas exploitée par Jones. Elle est plus souvent implicite. La plupart de ses portraits illustre la soif de l’homme pour Dieu mais dans le sens inverse. Ils montrent la corruption qui résulte d’une vie passée loin de Dieu…

[…]

          Derrière ces mécanismes de création monétaire se profile l’usure, donnant l’illusion de pouvoir obtenir quelque chose à partir de rien. C’est soit une illusion, soit du vol. La plupart des illusions sont simplement des vols opérés sur le futur, et les victimes sont le plus souvent celles qui ne peuvent se le permettre. C’est la logique essentielle du capitalisme : de l’usure sanctionnée par l’état…Keynes comprit les défauts du standard or et anticipa avec précision sa fin. Il savait qu’une économie devait être gérée, mais en tant « qu’immoraliste » auto-proclamé, il niait à l’économie son fondement dans la loi morale. L’effondrement du keynésianisme dans les années 1970 permit aux capitalistes de revenir au laissez-faire, sous la direction de Milton Friedman, Paul Volcker, Margaret Thatcher, et Ronald Reagan…
            […] Alors que Jones a démontré avec Barren Metal que l’usure est la dynamique du capitalisme, on peut se tourner vers Carl Zimmerman[6] pour conclure qu’elle est le pêché à la fin de l’histoire, ou tout du moins la fin de l’histoire de l’occident.

Garrick Small enseigne l’économie à l’université du Queensland, en Australie.


[1] Hoffman, M., Usury in Christendom, 2010.
[2] Noonan, J.T., The Scholastic Analysis of Usury, 1957, Cambridge: Harvard University.
[3] Sen, A.K., Poverty and Famines: An Essay on Entitlement and Deprivation, 1981, Oxford, England: Oxford University Press, 257 p.
[4] [4] Samuelson, P.A., Economics, 2nd Australian ed. 1975, Sydney: McGraw Hill.
[5] [5] Ketteler, W.E.F.v., Die Arbeiterfrage und das Christenthum, 1890, Mainz: Verlag von Franz Kirchheim.
[6] Zimmerman, C.C., Family and Civilization, 1947, New York: Harper.

mardi 12 mai 2015

Capitalisme - Conflit entre Usure et Travail VII

L’ouvrage Volkswirtschaft [économie nationale] de Friedrich List était au libre-échange de Smith ce que l’a priori synthétique de Kant était à l’empirisme de Hume. Il libéra les esprits d’une nation telle que les États-Unis ou la fédération allemande, qui avaient été assujetties au dogme du libre-échange… Avec son économie nationale, List invalida les dogmes fondamentaux du système classique, aussi bien que les soubassements métaphysiques qui le portaient. List montra avec succès que les intérêts économiques de l’individu et ceux de l’état ne coïncidaient pas forcément. Lorsque List écrivit qu’ « un individu, en promouvant son propre intérêt, peut faire dommage à l’intérêt public ; une nation, en promouvant le bien de tous, peut faire obstacle aux intérêts de certains de ses membres, » il enfonça le dernier clou dans le cercueil qui renfermait la ‘main invisible.’ p. 921-922

L’accomplissement intellectuel de List fut de réfuter l’idée qu’une science de l’économie puisse fournir des solutions qui conviennent à tous les problèmes, de la même manière que la physique newtonienne pouvait décrire la trajectoire de n’importe quel objet en mouvement. p. 923

Où les anglais gouvernaient, le marché prenait la priorité sur les besoins humains en temps de famine. Comme le montre [Amartya] Sen, ce n’était pas seulement le cas en Irlande dans les années 1840 lorsque « le fait que d’immenses quantités de nourriture furent exportées d’Irlande vers l’Angleterre tout au long de la période alors que les Irlandais mourraient de faim » engendra de la colère et « dégrada les relations entre les deux pays. » La même priorité donnée au marché par rapport aux besoins d’une population connaissant la famine exista en Chine, « où le refus britannique d’interdire l’exportation de riz fut l’une des causes d’un soulèvement en 1906. » Le même refus amena les « fameuses révoltes de Changsha en 1910, » et à la famine de masse du Bangladesh en 1974. p. 981

…Nassau Senior qui déclara que la famine « ne tuerait pas plus d’un million de personnes, et que ça serait à peine suffisant pour être d’aucun bénéfice. » p. 984

En 1904 et 1905, le sociologue allemand Max Weber écrivit deux articles sur l’origine du capitalisme, qui furent publiés après sa mort en 1920, sous le titre L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Le cœur de la thèse de Weber est l’idée que le capitalisme fut créé par des protestants pieux au 17ème s. […] Fanfani vit une corrélation pas tant entre le capitalisme et le protestantisme vertueux qu’entre le capitalisme et « une forme régressive et virtuellement dégénérée de catholicisme, » et sa démolition de la thèse de Weber rajeunît la pensée catholique pour une génération entière… « La solution de Weber est inadmissible…car il n’admet pas qu’un esprit capitaliste existât avant l’idée protestante de vocation. »
[…] La véritable origine du capitalisme n’était pas l’Angleterre du 17ème s. mais l’Italie des 14ème et 15ème s…Ce ne furent pas les puritains pieux qui nous donnèrent le capitalisme ; ce furent des catholiques décadents.
[…] L’activité économique, pour être bénéfique à l’économie tout entière, doit être sujette à la loi morale.  p. 1266à1270


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dimanche 10 mai 2015

Capitalisme - Conflit entre Usure et Travail VI

[En 1745, en Écosse, eu lieu un soulèvement des Highlanders Jacobins – là encore au sens anglais du terme, les partisans du roi James, pas au sens français – dont une forte majorité était catholique, contre les forces anglaises protestantes. A l’inverse des Highlanders, les Whigs et autres Lumières écossais étaient protestants. Ils ont par la suite collaboré avec « l’occupant » anglais pour répandre leur idéologie commune.]
Si, comme Adam Smith allait prétendre au début de La Richesse des Nations, le travail était la source de la valeur, la première question passant par l’esprit des oligarques Whigs qui soutenaient l’armée d’occupation de Cumberland [en Écosse] était comment contrôler la main d’œuvre. La réponse, en ce temps-là comme aujourd’hui, était l’éducation. Forbes recommanda que « le gouvernement établisse des écoles près des camps militaires, dont des ‘écoles de filage pour attirer les femmes oisives de ce pays vers la manufacture.’ Une fois ces écoles installées, prédît-il, les tisseurs viendront. »
            Les écoles établies dans les Highlands à la suite de la conquête militaire de Cumberland allaient servir le même but que ceux d’écoles similaires bâties en Afghanistan à la suite de l’invasion américaine deux siècles et demi plus tard…les écoles étaient le meilleur moyen de pacifier une population vaincue sur le long terme. En Écosse, les écoles presbytériennes soutenues par le gouvernement « aideraient au respect de la loi, promouvraient le commerce, et saperaient petit à petit les traditions de vie des Highlands. »
            Les écoles que les soldats philosophes érigeaient sur les principes behavioristes en Écosse ne pouvaient réussir à promouvoir l’industrie et le commerce que si elles maintenaient les enfants qui y allaient hors de l’influence pernicieuse de leurs parents catholiques :
Les fondateurs des charter schools [laïques, financées par l’état] en Irlande avaient cherché à ériger un système plus ou moins inspiré des idées de John Locke. Partant du principe que les enfants acquièrent leur personnalité essentielle de l’environnement, les concepteurs du programme souhaitaient que les écoles opèrent toute l’année, 24 heures sur 24, afin de garder les étudiants éloignés indéfiniment de leurs parents et de leur communauté. Les enfants qui rentraient chez eux la nuit…étaient considérés vulnérables car leurs famille et leur prêtre auraient « trop souvent accès à eux » et « les ramèneraient vers le papisme. » Les fondateurs des écoles cherchaient donc à mettre les enfants hors d’atteinte de leurs parents à la fin de l’année scolaire « en les transplantant soit dans d’autres écoles soit dans des établissements insensibles à l’influence de leurs liens papistes. » p. 682

La propriété conférait la légitimité de fait, un tour de main philosophique rusé qui évitait l’écueil le plus litigieux (et le plus réprimé) dans l’histoire anglaise, à savoir comment cette propriété avait été obtenue en premier lieu. En séparant la propriété du travail, Hume élimina toute discussion de la principale source de richesse parmi la classe dirigeante anglaise, à savoir le vol, en commençant par le vol des biens de l'Église, qu’on a appelé Réforme, puis l’acquisition d’énormes quantités d’or par le piratage en mer de galions espagnols, jusqu’aux temps de Smith lorsque la Révolution Industrielle était destinée à détourner la main d’œuvre anglaise à la fois dans le pays et à l’étranger. p. 686-687

Le capitalisme sera dépeint par un nombre incalculable d’historiens Whigs comme le système de la Nature elle-même et non comme le prédateur qui a étouffé son rival catholique dans le berceau.
p. 719

Une fois que la physique eut remplacé la raison pratique en tant qu’étalon pour l’économie, l’usure perdit son immoralité et un calcul des coûts et bénéfices prit la place d’un jugement moral. p. 761 


vendredi 8 mai 2015

Capitalisme - Conflit entre Usure et Travail V

En se débarrassant du papisme, le monde anglophone s’était débarrassé par là-même de la scolastique, et avec la scolastique disparaissait Aristote, et avec Aristote, Platon et Socrate et toute la tradition du Logos qui avait fourni ses bases à la pensée occidentale.
[…] Handicapés par l’héritage anti-intellectuel du calvinisme ainsi que leur propre mépris du papisme, les savants écossais furent incapables de comprendre pleinement, et encore moins de résoudre, le conflit entre Socrate et les sophistes que Platon avait articulé. Conséquemment à leur éloignement de la pensée philosophique occidentale majoritaire, les Lumières écossaises prirent comme modèle heuristique le héros de Daniel Defoe, Robinson Crusoé, le paradigme de tous les penseurs Whigs, et se mirent à inventer ce qu’ils auraient dû découvrir dans la pensée des défenseurs du Logos qui avaient tracé le chemin. Le projet que les Lumières écossaises héritèrent de John Locke fut l’empirisme, une idéologie à la Robinson Crusoé qui rejetait tout apprentissage humain et cherchait à la place à déduire toute connaissance de données des sens disparates. p. 653

Ainsi naquit les problèmes qui, au final, condamnèrent les Lumières écossaises à l’échec. La philosophie écossaise n’avait aucun fondement dans l’être, car comme William Leechman l’a montré : « Hutcheson…doutait de la justice et de la force des arguments métaphysiques grâce auxquels nombre d’individus ont tenté de démontrer l’existence, l’unité et la perfection de Dieu…De telles tentatives, au lieu de nous conduire à la certitude absolue suggérée, laissent l’esprit dans un état de doute et d’incertitude tel qu’il mène au scepticisme absolu, » ce qui est précisément là où il mena le collègue de Hutcheson et mentor de [Adam] Smith, David Hume.
Les bases philosophiques qui faisaient défaut aux Robinson Crusoé écossais furent substituées  par la solidarité ethnique. Coupés des premiers principes de la raison pratique, les Whigs écossais se réconfortèrent grâce au fait qu’ils croyaient tous les mêmes choses, même si les Jacobins [au sens anglais du mot – des partisans du roi James – pas au sens français] arriérés et papistes [catholiques] n’étaient pas d’accord avec eux. Par conséquent, les sentiments remplacèrent l’être comme fondement de la raison pratique, et l’éthique devint une esthétique…Les jugements moraux n’étaient dès lors plus dus à l’application de principes moraux aux circonstances, mais apparaissaient plutôt spontanément, pas en tant que conclusions mais en tant que perceptions, de sentiments naturels d’approbation ou désapprobation…En d’autres termes, l’opinion publique remplaça la raison pratique comme source de l’ordre moral. p. 654

Smith déduisit « sa compréhension du ‘système immense et connecté’ de l’univers opérant en harmonie avec la loi naturelle » des Stoïques, et vit rapidement que sa version néo-païenne de l’univers, partagée par Newton, avait des conséquences économiques évidentes. Pour commencer, le système était « autorégulé. » Smith pouvait donc, « envisager dans ce cadre l’établissement de normes de morale humaine et le marché régulant l’activité économique comme si une ‘main invisible’ était à l’œuvre. » p. 655

Le système newtonien de morale d’Hutchinson ressemblait comme deux gouttes d’eau au déterminisme calviniste qu’il cherchait à renverser car tous deux étaient au final « contrôlés par un mécanisme interne inscrit dans les gènes de la nature humaine elle-même. » Avec le calvinisme, l’homme était voué à être mauvais ; avec la psychologie sentimentaliste, qui était le fondement du capitalisme Whig, il était voué à être bon. Dans aucun cas la raison pratique ne servait de guide à la volonté humaine…Hutcheson échoua à comprendre qu’il ne peut y avoir de morale sans libre arbitre. De la même manière, il échoua à voir que les mécanismes newtoniens étaient l’antithèse de la raison pratique car ils dispensaient de la nécessité d’un comportement moral. p. 657


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jeudi 7 mai 2015

Capitalisme - Conflit entre Usure et Travail IV

[À propos des missions d’évangélisation des Jésuites aux Amériques – notamment en Amérique du sud – aux 17ème / 18ème s.] …les Jésuites conclurent qu’il était pour ainsi dire impossible de convertir quelque nation indienne que ce soit qui maintenait une existence de chasseurs-cueilleurs. Afin de convertir les indiens, les Jésuites devaient rassembler les tribus errantes dans des implantations, et pour faire cela les Jésuites devaient enseigner aux indiens comment travailler et créer une économie qui pourrait à la fois fournir une subsistance et répartir les surplus produits par leur travail. p. 625
…Les Jésuites donnèrent naissance à une « révolution sociale » qui amena la prospérité aux Guarani. « Entre 1731 et 1766, les dix villages passèrent de 14.925 à 23.788. »
[…] Les Jésuites n’étaient pas venus à Guaira pour s’approprier le labeur des indigènes. De ce point de vue, ils se détachaient des colons européens qui voyaient le Nouveau Monde comme une source de richesses, devant soit être volée directement aux natifs, soit être atteinte en volant les fruits de leur travail. Face au défi que le continent vierge représentait pour le labeur humain, l’Angleterre, le Portugal, et l’Espagne établirent des systèmes d’engagisme [indentured servitude : colons qui s’engageaient à travailler pendant quelques années pour la personne leur payant le passage au Nouveau Monde] pour s’approprier toute valeur ajoutée des populations indigènes.[…] Les Jésuites étaient l’exception à cette règle. Ils créèrent un système économique dans les Réductions qui permit aux Guaranis de garder le produit de leur travail. En dépit des calomnies répandues plus tard, les Jésuites, en accord avec leur vœu de pauvreté, ne possédaient rien, et par conséquent ne s’appropriaient aucune des richesses qu’ils créaient.

[…] De manière prévisible, leurs efforts provoquèrent une violente réaction de la part d’une culture [l’engagisme] qui était fondée sur l’esclavage…Le principal outil mis à la disposition des Jésuites par le roi était la Cedula Real du 18 décembre 1606, renforcée par la Cedula Real du 30 janvier 1607, qui affirmait que « les Indiens qui se convertissaient et devenaient Chrétiens ne pourraient pas être pris comme serfs, et devraient être exonérés de taxes pendant dix ans. » Deux ans plus tard, la Cedula Magna du 6 mars 1609 décrétait que les « les Indiens devraient être libres comme les Espagnols. » p. 630à632