Le capitalisme c’est l’usure sanctionnée par l’état – Heinrich Pesch (article orignal)
Le parallèle fait par Heinrich Pesch entre
capitalisme et usure sera familier à ceux qui ont lu l’œuvre du Dr. E. Michael
Jones sur l’histoire du capitalisme. Pour les autres, cette affirmation est
dénuée de sens étant donné que l’usure est un concept obscur et inconséquent
dans le monde du marché libre. La plupart des gens a cessé de croire que
l’usure est un problème, même au sein de l’Église catholique. De ce point de
vue, faire le lien entre capitalisme et usure n’est pour ainsi dire pas une
critique.
Michael Hoffman pensait que les forces dirigeantes de
l’Église avaient cédé aux sirènes de l’usure sous les coups du modernisme, dont
ce fut la première intrusion. John Noonan expliqua, lui, plutôt, que l’Église avait
changé d’avis sur l’usure. Michael Novak [philosophe catholique américain], dans sa
première vie de catholique progressif, utilisa la croyance de Noonan pour
soutenir que si l’Église pouvait sa loi morale concernant l’usure, alors elle
ferait de même concernant la contraception. Plus tard, étant devenu
néo-conservateur, il réduisit sa position à la conclusion que l’Église était
dépassée dans plusieurs domaines de la loi morale, et qu’on ne pouvait faire
confiance aux papes quant aux problèmes liés à l’économie.
Au cours des trois
décennies faisant suite à Vatican II, il apparut à nombre de personnes au sein
de l’Église que les pêchés de la chair n’étaient plus des pêchés du tout. Le
suivisme catholique concernant la contraception, puis l’avortement et
l’homosexualité, sont parmi les preuves qui montrent que la communauté
catholique ne diffère désormais plus du reste de la société quant à la révolution
sexuelle. Il faut dire qu’en examinant le Nouveau Testament on trouve que peu
d’attention a été portée sur les pêchés de la chair. Les cas les plus connus
dans les évangiles impliquent tous deux des femmes persécutées par des hommes
inflexibles et pardonnées par le Rédempteur Lui-même. L’antique loi de la
lapidation pour adultère fut remplacée par le pardon et la théologie du ‘venez
comme vous êtes’ qui s’épanouit en réaction à Humanae
Vitae.
Les références à l’avarice
ne sont pas si rares dans le NT. De Saint Jean le Baptiste dénonçant
l’exploitation dans les affaires (Luc 3), aux marchants pleurant la chute de
Babylone dans l’Apocalypse de Saint Jean (Apo 18), le corpus chrétien regorge
de questions quant à l’exploitation économique. L’amour de Dieu est mis au défi
par l’amour de l’argent, et le premier questionnement de l’homme est où stocker
cette richesse : sur Terre ou aux Cieux. Une inspection des évangiles
révèle 30 cas concernant l’usage et l’abus des droits à la propriété et des
liens économiques. Et c’est seulement quatre des 27 livres du NT.
Comme les pêchés de chair vers la fin du 20ème
s., les pêchés du marché n’ont plus d’importance selon les principaux
diffuseurs de la pensée catholique du 21ème s. Tout comme Paul VI
prêchant une morale sexuelle démodée à un monde en rébellion, les annonces des
papes sur les sujets économiques sont elles aussi considérées démodées de nos
jours, et au-delà de leurs compétences. L’essentiel des écrits catholiques
consacrés à la moralité du marché prétendent que ce dernier est un meilleur
guide que les enseignements et les traditions de l’Église elle-même.
Si le marché est une bonne chose, et si l’usure
n’existe pas, alors l’avènement du marché et de la finance comme forces
dominantes du monde aurait dû être parsemé d’améliorations de la condition
humaine sous leur hégémonie croissante. C’est histoire que Jones essaye
d’explorer dans Barren Metal. Jones
n’est pas un économiste, alors les économistes vont peut-être abandonner la
suite à ce niveau. Cependant, les faits de l’histoire sont les faits de
l’histoire. C’est l’économie est une « science » aussi positive
qu’elle aime prétendre à être, alors elle ne devrait avoir aucun problème avec
l’histoire, peu importe qui l’écrit.
Jones écrit l’histoire comme l’histoire de
l’humanité. Ceci pose un problème à l’économiste. Pour ce dernier, l’économie
s’occupe des actions des acteurs économiques individuels, rationnels, et
agissant dans leur propre intérêt, c.-à-d. homo
economicus. Les humains collent rarement à cette définition. De plus, les
humains saignent, souffrent de la faim, ont des familles. Ils meurent.
L’histoire de l’économie de Jones analyse comment les conditions économiques
ont, de manière arbitraire, été la cause des joies et des souffrances humaines.
Il examine également comment les facteurs non économiques, comme la religion,
l’alchimie, les actions politiques ont impacté la direction du comportement
économique au cours des 800 dernières années. Pour la plupart des gens, sauf
peut-être les économistes, cela rend son œuvre fort intéressante à lire.
800 ans ça fait une longue histoire, et le livre
s’étale sur environ 1.400 pages, réparties sur plus de 90 chapitres. Passer en
revue un tel ouvrage chapitre par chapitre nécessiterait un livre en soi. Il y a
un certain nombre de thèmes récurrents en revanche qui méritent que l’on s’y
attarde.
L’usure est bien sûr le thème principal, et sa
lutte avec le travail est dépeinte comme la dynamique centrale du capitalisme.
Derrière l’usure se pose la question de l’argent. Le titre du livre, Barren Metal, fait référence à
l’argument d’Aristote contre l’usure, à savoir que l’argent est par nature
stérile. Saint Thomas d’Aquin de son côté n’usa pas du même argument. Jones
fait bien de ne pas se perdre dans un débat sur l’usure, il joue simplement son
rôle de scribe, montrant que l’usure dans les morceaux choisis de l’histoire
qu’il a sélectionnés à toujours pour conséquence la misère pour les
travailleurs.
Dès lors que quelqu’un, surtout un non économiste,
et surtout, pire encore, un non néo-conservateur, mentionne la misère des
travailleurs, les alarmes commencent à sonner : l’homme doit être un
socialiste. Il doit être un Marxiste caché. Jones n’améliore pas les choses en
commençant son livre par un chapitre décrivant une révolte de travailleurs au
14ème s…
Marx était en faveur de
l’usure. Das Kapital contient un
argument en défense de la charge d’un intérêt sur les prêts d’argent…Pour Marx,
et tous les marxistes auxquels j’ai posé la question, les banques et l’intérêt
ne sont pas un problème. Le mal absolu c’est la possession du capital
productif. Jones échoue à tomber dans le rang des marxistes sur ce point. En
comparaison, Michael Novak pourrait être marxiste, du moins si l’on se fie à sa
vision de l’usure.
L’Église a toujours
défendu les pauvres, surtout là où l’injustice règne, mais elle s’est également
toujours opposée au socialisme. Jones marche sur ces traces-là.
Contrairement à Marx et
Novak, Jones croit que l’usure existe, et que c’est même l’essence du système
capitaliste. Pour ceux qui sont intéressés par ces choses-là, vous pouvez lire
les questions 66, 77 et 78 de la Somme
Théologique de Saint Thomas d’Aquin. Elles ont trait aux principes moraux
sous-jacents à la propriété privée, la justesse des prix et l’usure, tous thèmes
occultés par la pensée économique capitaliste. Un peu de réflexion permet de
comprendre que des loyers excessifs, des prix mal ajustés dus aux déséquilibres
des forces du marché, et la composante sans risque de l’intérêt sur prêts
d’argent sont autant de situations où des personnes obtiennent un gain de
quelque chose qu’ils ne possèdent pas. Jones ne s’étend pas sur le sujet mais
en épouse la conclusion…
Jones condamne l’abus de
la propriété privée des terres dans le chapitre 72 sur la famine en Irlande
dans les années 1840. Amartya Sen
a gagné le prix Nobel d’économie pour avoir montré que toutes les famines du
dernier siècle et demi étaient similaires à celle d’Irlande. Elles ont toutes
eu lieu dans des endroits qui ne cessèrent jamais d’exporter de la nourriture,
quand bien même un grand nombre d’autochtones mouraient de faim.
…Certains des rouages qui
ont permis ce désastre étaient la popularité de La Richesse des Nations d’Adam Smith ainsi que l’idéologie
économique des Lumières britanniques. Sen élabore sur les wagons entiers de
nourriture qui furent détournées des régions du Bengale connaissant la famine
dans l’espoir que « le marché résoudrait cela. » Jones raconte
comment les troupes britanniques furent envoyées pour protéger les bateaux
transportant le grain hors d’Irlande des irlandais affamés, tout ça pour la
protection de la propriété privée.
L’Église a toujours pensé que la propriété devait
être détenue en privé et utilisée en publique. Les propriétaires terriens
anglais ont fait fi de la deuxième partie, le socialisme, de la première. Le
communisme, qui n’est qu’un capitalisme dans lequel c’est l’état qui possède
tout, utilise la plupart des ressorts que l’on attribue à son contraire. Les
communistes se servent de la propagande four faire accepter aux masses de bas
salaires. Le capitalisme se sert du marketing. Le communisme est moins efficace
que le capitalisme, mais les membres de la nomenklatura vivent plus comme les
pontes capitalistes que comme leurs propres camarades. Les mauvais communistes
ont de l’argent sans valeur, les bons capitalistes de l’inflation. Les mauvais
communistes se servaient de leur idéologie pour faire travailler hommes et
femmes indifféremment, de longues heures, pour un maigre salaire, les
capitalistes font de même sous le prétexte du « marché. »
…Les libertaires abhorrent
le gouvernement mais « oublient » le fait que le capitalisme a besoin
du support d’un régime législatif. C’est-à-dire, il a besoin d’un gouvernement
fort. Le paradoxe d’un gouvernement fort mettant en place un régime de
laissez-faire a dominé la scène politique anglaise pendant la quasi-totalité de
l’existence du capitalisme. Aux USA, il est facile d’oublier qu’en Angleterre,
‘libéral’ signifie conservateur. [C’est souvent le contraire aux USA ou
‘libéral’ est associé aux démocrates, le parti de « gauche » si on peut
dire]
Les libéraux des deux
bords ont donc besoin d’un gouvernement fort pour être sûrs de pouvoir profiter
de leur type de liberté favori ; ceux de gauche pour les nourrir, ceux de
droite pour se nourrir sur les plus pauvres, ce qu’on a vu avec la famine en
Irlande.
La dimension économique de
la révolution française avait elle aussi à voir avec les terres. L’ancienne
structure politique féodale se servait des terres comme base à la fois du pouvoir
politique et de l’organisation économique. Abattre le gouvernement c’était
voler les terres féodales. Le chapitre 49 fait la liaison avec la classe
bourgeoise émergente qui, sous le couvert de la franc-maçonnerie, usa du
pouvoir capitaliste pour saper l’ordre ancien.
…Le capitalisme est
l’évitement systématique du juste prix […]
Samuelson a montré que le prix d’un bien fixé par
un marché parfait est celui du coût pour le fournir. Wilhelm von Ketteler non seulement était d’accord mais nota
aussi que c’était le prix juste. Mais le marché libre n’est pas le marché
parfait. Obtenir des prix parfaits ne requière pas un marché parfait, juste la
volonté morale de ne pas 'surfacturer.' C’est cela dont le capitalisme s’éloigne,
et c’est pourquoi les bas salaires et les prix élevés sont le fardeau du
citoyen moyen tout au long de l’existence du capitalisme.
Ce fait moral, apparent à
tout le monde, est occulté par les économistes qui ont appris que le
comportement humain dans ce domaine est comme une science physique, ou de la
chimie, et ne mérite pas qu’on s’attarde sur l’aspect moral…La souffrance de
l’homme moyen est invisible à la théorie économique car homo economicus n’est pas celui qui souffre, c’est l’homme réel. La
théorie économique classique présuppose que cela ne dérange pas les
travailleurs que leurs salaires soient baissés, et des ouvriers mourant de faim
ne fait partie que d’un réajustement. Malthus disait autant et il avait
beaucoup d’adeptes…Jones lui s’attache aux vrais gens.
Adam Smith est décrit
comme orphelin de père, se mouvant dans
une foule orpheline de père…Les études de caractère de Jones sont superbes et
pertinentes. Apprendre la psychologie d’un homme permet de comprendre pourquoi
il pense ce qu’il pense, surtout quand il rejette ce qui est évident. C’est un
trait de la grande littérature, plonger comme cela dans les profondeurs de la
condition humaine et explorer ses manifestations faites chair, surtout l’action
sociale. Barren metal est de la
grande littérature.
…Aristote nota que
l’argent était la seule chose que l’homme désirait sans limite car c’est la
seule chose qui ne satisfait aucun besoin naturel. En fait il y en a une autre,
et l’autre chose, c’est Dieu. Mais Dieu complète l’homme à travers la grâce, et
l’homme répond en désirant se conformer encore plus à Dieu. En comparaison,
l’argent semble être le serviteur de l’homme, alors qu’il en est plus souvent
le maître…
Cette perspective théologique n’est pas exploitée
par Jones. Elle est plus souvent implicite. La plupart de ses portraits
illustre la soif de l’homme pour Dieu mais dans le sens inverse. Ils montrent
la corruption qui résulte d’une vie passée loin de Dieu…
[…]
Derrière ces mécanismes de
création monétaire se profile l’usure, donnant l’illusion de pouvoir obtenir
quelque chose à partir de rien. C’est soit une illusion, soit du vol. La
plupart des illusions sont simplement des vols opérés sur le futur, et les
victimes sont le plus souvent celles qui ne peuvent se le permettre. C’est la
logique essentielle du capitalisme : de l’usure sanctionnée par l’état…Keynes
comprit les défauts du standard or et anticipa avec précision sa fin. Il savait
qu’une économie devait être gérée, mais en tant « qu’immoraliste »
auto-proclamé, il niait à l’économie son fondement dans la loi morale. L’effondrement
du keynésianisme dans les années 1970 permit aux capitalistes de revenir au
laissez-faire, sous la direction de Milton Friedman, Paul Volcker, Margaret
Thatcher, et Ronald Reagan…
[…] Alors que Jones a
démontré avec Barren Metal que l’usure
est la dynamique du capitalisme, on peut se tourner vers Carl Zimmerman
pour conclure qu’elle est le pêché à la fin de l’histoire, ou tout du moins la
fin de l’histoire de l’occident.
Garrick Small enseigne l’économie
à l’université du Queensland, en Australie.